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Catégorie : Herbier de vie

V – ? Août 2016

V – ? Août 2016

Delphes, août 2016
Delphes, août 2016

Mon concours réussi, et partiellement débarrassée de la compagnie néfaste de Mario, je partis en vacances l’esprit tranquille. Avec Amaury, nous arpentâmes la Grèce pendant trois semaines caniculaires, voyageant en bus avec un seul sac à dos chacun. Par temps chaud, je constatai que je n’avais en effet pas besoin de davantage d’affaires, tant qu’il était possible de laver manuellement mes vêtements légers d’un jour sur l’autre.

Nous arpentâmes Thessalonique et ses murailles, les sublimes Météores, les ruines de l’Acropole d’Athènes, et de nombreux musées d’antiquités. Nous nous baignâmes sur les plages du Nord puis celles des Cyclades et je pus pratiquer pour la première fois la plongée sous-marine, expérience merveilleuse que je n’eus de cesse de vouloir renouveler depuis. nous dégustâmes bon nombre de plats savoureux dans de petites tavernes ou à la lueur des étoiles sur les collines de Delphes, dans la tiédeur de la nuit. Ces vacances parfaites semblaient annoncer un nouveau départ, libre de tous les tracas qui m’avaient angoissée pendant des mois. Je ne me doutais pas que le pire restait à venir, et j’attendais avec une hâte sincère la rentrée, pressée de rencontrer les enfants qui feraient partie de ma classe.

Amsterdam, partie III

Amsterdam, partie III

Au loin, j’entendais mes amis discuter entre eux, s’inquiétant de savoir comment j’allais. De temps à autre, je voyais Thomas apparaître dans l’encadrement de la porte et me fixer en souriant, sans parvenir vraiment à savoir s’il me rendait visite à intervalles réguliers ou si la drogue bouleversait ma perception du temps au point d’avoir l’impression de le voir se téléporter puis disparaître encore et encore.

– Je n’ai pas dit de choses trop graves ? lui demandai-je lorsqu’il réapparut.

– Si, crus-je l’entendre répondre, ce qui, inexplicablement, me rendit soudain très enthousiaste, riante et pleine d’énergie.

Je passai les heures qui suivirent à parler toute seule, poussant des cris et souffrant d’hallucinations dans lesquelles je me voyais livrer à mes amis des secrets lourds de conséquences. Lesquels ? Je n’en avais pas la moindre idée. Dans la pièce adjacente, j’entendis Thomas demander à Océane si elle se sentait bien, et je crus l’entendre ajouter : « après tout ce qu’elle t’a dit ». Puis, ils délibérèrent sur mon état, et je fus prise de panique, convaincue dans mon délire qu’ils souhaitaient appeler les pompiers. Je leur fis jurer de ne pas le faire, me voyant déjà livrée à moi-même dans un hôpital où l’on parlerait une langue que je ne connaissais pas. Stupidement, je me raccrochais à la couleur de mon couvre-lit, que je surveillais avec attention : tant que ce n’est pas du blanc, me disais-je, c’est que je ne suis pas allongée sur un brancard. Je finis par m’endormir après presque une nuit entière passée à rire, à crier des mots incohérents et à cauchemarder sur les méchancetés que j’aurais pu avoir dites.

J’émergeai à neuf heure trente, consciente que nous devions quitter les lieux très bientôt. Je rangeai un peu mes affaires et parvins je ne sais trop comment à prendre une douche. Océane vint m’aider à nettoyer le champ de bataille qu’était le salon, plein de paillettes de chocolat et de mouchoirs froissés. Pendant que je me penchais au dessus de la gazinière pour y déceler d’éventuelles traces de nourriture, elle se mit à en triturer les boutons, et une haute flamme vint soudain me lécher le visage. Cela m’amusa et je plaisantai avec elle sur sa tentative d’assassinat échouée.

 

Thomas se leva et me lança en me voyant : « eh bien, tu nous as rejoué Vol Au-Dessus d’un Nid de Coucou, hier soir ! ». Il s’assit sur mon lit pour discuter, et je remarquai qu’Océane, en retrait sur le seuil de la porte, était en train de nous filmer. Je protestai, mais consciente que je n’étais pas en état de l’empêcher de faire quoi que ce soit, elle poursuivit tranquillement ses prises de vue en me répondant avec espièglerie. Thomas lui adressa quelques reproches avec tant de mollesse et une indignation si peu convaincante que je le soupçonnai d’être le commanditaire de la vidéo.

A l’heure dite, nous partîmes, démarrâmes la voiture et nous nous installâmes sur un parking situé quelques centaines de mètres en contrebas. Nous continuâmes à dormir jusqu’à dix-sept heures trente, puis Océane, se sentant d’attaque, prit le volant pour conduire jusqu’à Amsterdam, où nous discutâmes à nouveau avec la vendeuse du magasin aux motifs psychédéliques fluorescents. Je me tenais en retrait de la conversation mais ne pouvais m’empêcher de sourire sans raison, encore sous l’effet de mon repas de la veille.

– Les  space-cake sont rentables, avec toi , plaisanta la vendeuse en me voyant de si bonne humeur.

Nous reprîmes ensuite la route pour Paris. A chaque dos-d’âne rencontré, je ne pouvais m’empêcher de pousser des cris enthousiastes. Je parlai beaucoup sur tout le chemin du retour, tenant des propos absurdes sans m’en rendre compte. Je crus d’abord que les aires d’autoroute étaient situées sur le terre-plein central, puis je demandai très sérieusement quel animal j’étais. « Un lapin », me répondit Thomas. Sur le coup, cette plaisanterie me vexa un peu, car il me sembla qu’elle avait à voir avec la taille de mes incisives, un peu plus grandes que la moyenne. J’oubliai cependant assez vite cet incident pour me poser d’autres questions tout aussi sérieuses : quel était donc le cri du lapin ?

Mes tics de langage étaient encore présents après une seconde nuit de sommeil et pendant une semaine entière, mon visage me parut complètement anesthésié. Près de deux ans plus tard, les dos-d’ânes me donnent toujours envie de pousser des cris de joie.

Je compris plus tard que la dose ingérée ce soir-là était bien trop importante pour ma carrure, et que si la drogue avait le pouvoir de révéler la vraie personnalité des gens, j’étais alors bien moins froide et renfermée que je ne le pensais.

I.II

I.II

Cet apprentissage de la lecture reste l’un de mes meilleurs souvenirs. J’y prenais un vif intérêt réclamais ma leçon avec une ardeur qu’aucun obstacle ne pouvait diminuer, pas même la maladie et ses quarante degrés de fièvre. Tous les soirs, ma mère et moi nous asseyions sur la moquette pour travailler, et, l’exercice terminé, j’avais droit à quelques petites dragées multicolores au chocolat. L’une des règles de la maison interdisant de manger des bonbons, je trouvais ce mets d’autant plus savoureux.

Malgré mon assiduité, je ne manquais pas d’espièglerie.  Un jour, alors que mon professeur s’en était allé chercher ma récompense, j’entendis un grand bruit dans le cagibi. En m’y rendant, je découvris ma mère, pliée en deux sous l’effet de la douleur, une boîte de dragées à la main. J’appris plus tard qu’elle s’était cassé le coccyx, mais dans l’instant, j’arrachai le tube de Smarties d’entre ses doigts et m’enfuis pour dévorer son contenu plus à mon aise.

Quand ma maîtrise de la lecture devint plus assurée, ma mère eut l’idée de m’entraîner en me faisant lire de menus ordres qu’elle notait elle-même sur un cahier. L’exercice était ludique, et je progressai  vite. Je devais faire des grimaces, sauter sur un pied ou aller échanger quelques mots avec les autres habitants de la maisonnée. Un soir, je lus la phrase suivante : « Va donner une tape à papa ». Je m’exécutai avec empressement, et l’intéressé, faisant honneur à son habituelle douceur, me répondit d’un coup qui me dissuada de jamais recommencer. Cet incident amusa beaucoup ma mère, mais pour ma part, cela ne fit qu’augmenter la crainte que j’éprouvais envers mon père.

 

I.I

I.I

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Larcy, avril 2017

« Si c’était à refaire, je n’aurais pas eu de gosses », me disait mon père de temps à autre. Loin d’être blessée par cet aveu, je me contentais de hocher gravement la tête. Son inquiétude à mon égard l’avait rongé toute sa vie, et je ne lui en voulais pas. Quant à moi, si je coulais à ce moment-là une existence heureuse, je n’avais que trop conscience de l’impermanence des choses, et ne pas être née me paraissait être un sort plus enviable que celui de devoir un jour être confrontée aux souffrances accompagnant la mort. Cette terrible perspective rendait futiles tous les bonheurs qui pouvaient précéder.

Mon père avait su dès l’arrivée de son premier enfant qu’il avait commis une erreur, mais il avait persévéré cinq ans plus tard en choisissant de me faire naître afin que mon grand frère ne se retrouve pas seul en ce monde, et que nous puissions nous entraider.

Je naquis au début des années 90 dans un grand hôpital parisien, d’un père policier et d’une mère comptable. Mes premiers souvenirs, vagues et confus, remontent aux alentours de mes trois ans. Je me rappelle ma nourrice, sévère, qui me grondait pour que je mange du maïs. Je me revois aussi m’émerveillant devant des lapins enfermés dans des clapiers. Mes parents affirment qu’ils m’emmenaient les voir lorsque je n’avais pas encore prononcé mes premiers mots et que j’étais normalement trop jeune pour que ces souvenirs s’impriment dans ma mémoire, mais je suppose que des visites ultérieures ont eu lieu et que les réminiscences les plus récentes se sont confondues avec les plus anciennes car je crois me rappeler avoir déjà en tête, à cette époque, un langage parlé. Lorsqu’elle se promenait là-bas avec moi, ma mère passait de longs moments à me raconter l’histoire de mes ancêtres dans la région.

Je n’oublie pas non plus l’impression étrange que m’inspiraient tous ces symboles indéchiffrables qu’étaient les lettres de l’alphabet. Je tentais tant bien que mal de deviner l’histoire des albums de Tintin que j’avais sous les mains en regardant attentivement les expressions des personnages. Je mourais d’envie de savoir lire, et mon vœu commença à être exaucé à l’âge de trois ans et demi : au moment où j’entrai en maternelle, ma mère entreprit elle-même de m’enseigner la lecture, comme elle l’avait fait avec mon frère.

VI – Amsterdam, partie II – 31 août – 1er septembre 2017

VI – Amsterdam, partie II – 31 août – 1er septembre 2017

Larcy, avril 2017
Larcy, avril 2017

Je n’avais jamais fumé de cannabis et seul le récit de Thomas me donnait une idée de ce qui allait arriver.

Il m’avait raconté avoir mangé des Space-cakes en deux occasions. La première fois, dans le Coffee-Shop où nous nous étions rendus le 31 août dans l’après-midi. Océane et lui avaient chacun consommé une part de gâteau, mais, oppressé par l’ambiance et la foule, Thomas avait vécu une expérence assez négative car la drogue avait exacerbé ses légères tendances paranoïaques, et il avait ensuite été victime d’un malaise.

La deuxième fois, dans les rues de Paris, en compagnie de Mario et d’une amie allemande, la bonne humeur avait d’abord été de mise. Mais, abordé par un passant lui demandant trop sèchement pourquoi il parlait allemand et non français, il était de nouveau devenu agressif, puis avait fait une véritable crise d’angoisse, finissant chez lui, prostré et tremblant, plongeant sa mère dans un état de panique larmoyante malgré l’absence de gravité de son état, qu’elle devait croire définitif.

En nous réfugiant à la campagne, dans la quiétude d’une maison, coupés des sollicitations extérieures, nous avions bon espoir que l’expérience soit cette fois plus agréable pour chacun d’entre nous. Mais, après cinquante minutes, rien n’avait changé et la soirée s’annonçait surtout décevante. L’effet était censé se manifester plus rapidement. Je suggérai l’idée de grignoter quelques-uns des Space-Cookies que nous avions achetés, mais Thomas, plus avisé, me déconseilla d’agir ainsi et me demanda de patienter encore un peu.

Une poignée de minutes s’écoula. Puis, peu à peu, je sentis une vague d’amusement monter en moi et me mis à rire doucement, sans raison. S’agissait-il d’auto-suggestion ? Je supposai d’abord que oui, mais, très vite, les premiers symptômes physiques de l’ingestion du Space-Cake se firent sentir de manière bien plus violente, et le doute ne fut plus permis. Mon ventre se mit à me brûler et je m’effondrai par terre, prise d’une terrible envie de vomir et luttant de tout mon être pour ne pas que mes amis assistent à un tel spectacle. Je les suppliai de quitter la pièce, incapable de me déplacer moi-même, mais ils refusèrent d’obtempérer et m’expliquèrent qu’ils avaient ressenti la même chose la première fois et que tout cela n’était qu’une fausse impression. Océane ramena la bassine que je réclamais puis ouvrit la fenêtre, et l’air frais de la nuit me fit me sentir mieux. Puis, sans crier gare, Thomas me prit dans ses bras et me porta jusqu’au fauteuil, s’y assit et m’y allongea, plaçant mes jambes au dessus des siennes.

Depuis plusieurs mois, je faisais tout pour éviter de le toucher, par crainte d’être troublée, mais, à ce moment-là, je me sentais trop faible pour effectuer le moindre mouvement de protestation. Par ailleurs, ce contact n’était pas désagréable, et je pouvais en jouir sans éprouver de culpabilité, n’en étant pas l’initiatrice et me retrouvant dans l’incapacité de lutter contre lui. Je fermai donc les yeux et peu à peu, mon malaise s’estompa.

Beaucoup d’ellipses parsèment ce récit, la drogue ingérée ayant eu des effets assez puissants sur ma mémoire. Je me souviens ensuite m’être retrouvée à nouveau par terre quelques minutes plus tard, observant Océane et Thomas assis sur le canapé, un peu amorphes.

– « Je sens comme des points chauds sur mes jambes », dit Tomas. « Tu peux vérifier si c’est juste une impression ?

– A qui tu parles ? » demandai-je un peu stupidement, diminuée intellectuellement à cause des effets de la drogue.

– « A Océane », me répondit-il.

Je m’excusai :

– « Ah oui, c’est logique. Pardon. »

Il se redressa vers moi et me demanda, l’air suspicieux :

– « Pourquoi est-ce que tu dis ça ?

– Oh, juste comme ça. » Sans savoir pourquoi, je me sentais soudain prise en faute et tenue de cacher un secret que j’avais failli trahir. Mais Thomas étant quelqu’un de très entêté, et le cannabis ayant à nouveau éveillé ses penchants paranoïaques, il m’agonit de questions pendant de longues minutes, semblant retenir à grand-peine une intense colère. Seule Océane parvint finalement à le convaincre que ma remarque n’était rien d’autre qu’innocente.

Un nouveau trou de mémoire s’en suivit, et je me souviens ensuite avoir observé Thomas, l’air concentré, faisant pivoter ses bras l’un après l’autre, mécaniquement, le regard fixé droit devant lui. Il continuait à me parler, et je lui répondais en faisant mine de n’avoir rien remarqué d’anormal, par crainte de le mettre en colère.

Puis vint la faim. D’un seul coup, je ressentis un appétit vorace pour tous les aliments qui se trouvaient dans la cuisine. Les petits déjeuners fournis par notre hôte comprenaient des boules de pain blanc à faire cuire. Malgré mon état, j’entrepris de les placer dans le four. Je parvins à respecter le temps de cuisson et à les récupérer sans me brûler, malgré ma gestuelle hasardeuse. Lorsque j’extirpai le second de l’appareil brûlant, Thomas poussa un long hurlement, persuadé l’espace d’une ou deux secondes que j’avais attrapé à pleines mains l’assiette à deux cent degrés.

Je découpai les petits pains tant bien que mal et décidai d’y verser les paillettes de chocolat – spécialité hollandaise – que j’avais dénichées dans un placard. Malheureusement, un choix cornélien se présenta aussitôt : j’avais face à moi deux paquets de paillettes différents, et j’étais, pour des raisons qui m’échappent à présent, farouchement déterminée à choisir le meilleur. Je me mis donc à décortiquer les ingrédients, mais la lecture des petites lettres imprimées sur les paquets s’avéra déclencher chez moi une hilarité me rendant incapable de mener à bien ma mission. Je renversai dans l’entreprise un bon nombre de paillettes de chocolat sur le sol.

Océane se sentit mal à son tour, mais refusa que j’ouvre les fenêtres.

Je me retrouvai hilare sur le sol, me tordant de rire jusqu’aux hurlements, pleurant, tapant du poing, me mouchant profusément, et, paradoxalement, terrorisée à l’idée de déranger les voisins. Puis, je me mis à sangloter, avant de pleurer abondamment, remplissant plusieurs mouchoirs. Au loin, j’entendais vaguement la voix de Thomas qui expliquait à Océane, soucieuse, que mon comportement était normal et qu’elle ne devait pas s’inquiéter.

Je repris ensuite conscience, assise sur le fauteuil, observant mes amis qui me regardaient. J’avais l’impression d’être transformée en poste de télévision, et me mis à leur tenir un discours confus, leur faisant part de toutes les métaphores qui me venaient en tête : la soirée se découpait en unités de temps symbolisés par une grille au dessus de laquelle flottaient les nuages de ma confusion mentale. Je tombais aussi à l’intérieur d’une pièce sans fond, face à une fenêtre : lorsque j’étais lucide, je me rapprochais de la vitre et pouvais voir ce qui se passait à l’extérieur. Mais parfois, j’étais trop loin au fond de la pièce et je n’avais même plus conscience de mon environnement immédiat.

Mes amis, eux aussi assommés par la consommation de cannabis, commencèrent à ne plus écouter mes élucubrations et se mirent à lâcher des « ouais » polis de temps à autre. Thomas se focalisa sur sa mini-enceinte qui joue l’album d’Horace Andy, « In Dub ».

J’ouvris à nouveau les yeux. Allongée sur le sol, j’observais ce qui ressemblait le dessous d’une table décorée de toiles d’araignées. Je ne savais plus vraiment qui j’étais, ni où je me trouvais : à Paris ? en France ? Dans mon état de confusion, je prenais Océane et Thomas pour des collègues, voire des inconnus. Je me mis à crier des phrases incohérentes, tandis que mes amis essayaient de discuter tranquillement, au loin. Malgré mes efforts pour former un bâillon et me taire, je ne parvenais pas à m’empêcher de faire du bruit et de leur couper la parole, accusant même Thomas d’être un espion.

Je me mis à élaborer des stratagèmes pour rester lucide, en essayant de compter les secondes et de conserver ma clarté d’esprit en passant de l’une à l’autre, mais cet effort me semblait aussi difficile que celui consistant à garder dans un rêve la conscience que j’étais endormie. Lorsque j’essayai de discuter, Océane m’accusa d’inventer des mots. Je tentai aussi de faire des rimes, qui ne devaient pas être très brillantes. Puis, en appuyant en haut et en bas de ma tête, j’expliquai à mes interlocuteurs que j’aurais aimé que mon visage soit moins long. Seule la soif réduisit un tant soit peu mon flot ininterrompu de paroles. J’avais la bouche extrêmement sèche, et coordonner mes mouvements pour boire s’avérait très compliqué.

En relevant les yeux, j’aperçus Océane et Thomas qui somnolaient sur le canapé. Je décidai de les laisser tranquilles, leur fis part de mon choix et me dirigeai vers ma chambre. Ils protestèrent, me dirent qu’il valait mieux que l’on reste ensemble et me proposèrent de dormir dans leur lit, mais je déclinai l’invitation et me couchai toute habillée.

VI – Amsterdam, partie I – 30&31 août 2017

VI – Amsterdam, partie I – 30&31 août 2017

Une conversation avec Thomas quelques mois plus tôt nous avait poussés à envisager l’idée de partir deux ou trois jours à Amsterdam afin que je puisse à mon tour goûter à un Space-Cake. Fraîchement revenue du Japon, sachant que mon entrée dans la vie active était imminente et que ma liberté s’en retrouverait grandement restreinte, je commençais à réaliser qu’il s’agissait du moment idéal pour entreprendre un tel voyage.

Je n’accordais depuis longtemps déjà plus aucun crédit aux allégations de Mario et me savais parfaitement en sécurité aux côtés de Thomas, mais, malgré cela, je rechignais un peu à partir seule avec lui. Même si nos discussions avaient été de plus en plus longues et nourries au fil de nos rencontres, je craignais qu’après de longues heures passées côte à côte dans la voiture, la conversation finisse par se tarir et qu’il regrette finalement de m’avoir choisie comme unique compagnon de voyage. D’autre part, n’ayant jamais fait l’expérience d’aucune drogue excepté l’alcool, je n’avais pas la moindre idée de ce à quoi je devais m’attendre. Peut-être allais-je devenir agressive, vouloir mettre le feu à la maison ou me jeter d’un escalier : la présence d’une troisième personne me paraissait être une précaution raisonnable.

Après quelques pourparlers avec Océane, celle-ci accepta de nous accompagner. Je réservai l’Airbnb le plus propre que je puisse trouver, afin qu’elle se sente à l’aise : c’était une maison spacieuse et lumineuse, avec deux chambres et un grand salon aux environs d’Utrecht, au Sud d’Amsterdam. Le jour venu, je rejoignis Thomas et sa compagne et nous partîmes en fin d’après-midi, avec quelques provisions. Nous discutâmes tous les trois tout au long du chemin, profitant de l’occasion pour déverser notre bile sur Mario et raconter à Océane diverses anecdotes affolantes le concernant. Une fois arrivés, épuisés par notre long trajet et l’horaire tardif, nous nous couchâmes rapidement.

Nous profitâmes du lendemain pour visiter la capitale, flânant le long des canaux malgré le temps frais et pluvieux qui s’était soudain installé sur le pays et qui sonnait déjà le glas de l’été en cette dernière journée du mois d’août. Nous fîmes le tour de quelques ruelles branchées, grapillâmes, affamés, de petits morceaux de gouda offerts en dégustation dans un magasin qui vendait des fromages de toutes les couleurs, puis nous nous mîmes en quête de notre space-cake.

Thomas connaissait, depuis sa précédente venue dans cette ville, un assez bon coffee shop, où nous nous rendîmes d’abord. Les abords de l’échoppe empestaient le cannabis et l’air était saturé de fumée. Nous pûmes y acheter deux fines tranches de gâteau et poser nos questions au serveur. Puis, nous fîmes une petite virée dans plusieurs enseignes : un magasin de souvenirs, qui vendait des space-cookies pouvant se conserver longtemps, un second coffee-shop, et enfin, une boutique phosphorescente et psychédélique dans laquelle la très sympathique vendeuse, qui ne devait pas parler moins de quatre langues, nous conseilla pendant plus d’une heure au sujet des champignons hallucinogènes. Nous lui achetâmes deux petites boîtes de ces denrées que nous décidâmes de congeler pour plus tard. La visite se solda par une traversée du quartier rouge où nous jetâmes un œil aux prostituées qui s’exhibaient derrière leurs vitres. Thomas loua le physique de quelques-unes d’entre elles, précisant toutefois qu’il ne voudrait pas payer pour du sexe car cela aurait faussé ses comptes – sa maniaquerie le poussait à garder sur son disque dur un dossier contenant date de naissance et photos de chacune de ses conquêtes, et l’absence de ces données, en plus de la sensation de triche engendrée par le fait de payer, aurait créé une irrégularité trop désagréable à ses yeux.

Une fois rentrés, nous nous réunîmes autour d’une table. Je me versai un mug de thé et nous dégustâmes enfin notre précieux butin. Chacun eut droit à une demi part, plus le tiers de la demi-part restante. Le gâteau en lui-même était excellent, et je regrettai de ne pas en avoir davantage à ma disposition. Cependant, étant donnée la suite des événements, cette situation était finalement une bonne chose.

 

V – 5

V – 5

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Punaise, Osny, octobre 2015

Ma prise de distances avec l’université libéra soudain mes journées de bien des contraintes. Je ne me rendais plus qu’aux cours qui me semblaient réellement utiles, et ceux-ci n’étaient pas nombreux. Mes collègues de promotion s’enquirent dans un premier temps de ce qu’il advenait de moi, mais, très vite, elles cessèrent de me contacter, considérant mes absences comme quelque chose de normal.

Pour ma part, je me remis à vivre de façon décalée, me couchant tard et me levant l’après midi. Ce rythme me permettait de jouir de la tranquillité de l’appartement familial, débarrassé en grande partie de ma mère et des désagréments engendrés par ses névroses maniaques. J’étudiais le jour puis profitais de la quiétude de la nuit pour lire pendant des heures. Ce fut, je crois, à cette période que mes visites sur le blog d’Armand devinrent de plus en plus fréquentes ; je franchis un jour le cap de la consultation quotidienne et épuisai alors rapidement le stock de textes récents. Ayant pris goût à la plume de mon ami, je dus donc me tourner vers ses archives, sa cadence de publication n’était pas suffisante pour étancher ma soif de lecture.

Armand était un auteur très prolifique, du moins, sur le Net, et sa page Facebook contenait cinq ou six ans de brèves, de réflexions, de textes de fiction et d’histoires tirées de sa propre vie. Je terminai l’ensemble en une poignée de jours et n’en ressortis que plus frustrée d’avoir dilapidé toutes mes réserves d’un seul coup. Il me fallut alors creuser davantage dans les méandres du Web, où je dénichai plusieurs anciens blogs qui me sustentèrent quelques temps. Puis, n’ayant plus rien à me mettre sous la dent, je finis par me rabattre sur une collection d’enregistrements audio datant des années quatre-vingt-dix.

Durant sa jeunesse, mon ami avait participé à une émission de radio du nom de «Fabrice c’est la Nuit»*, dans laquelle les auditeurs étaient invités à téléphoner pour lire leurs textes. Il s’était muni de cassettes et avait soigneusement enregistré la plupart de ses interventions, puis, quinze ans plus tard, les avait numérisées et mises en ligne. En me rendant sur la page où figurait la liste des fichiers, je remarquai que celle-ci était préfacée d’un bandeau stipulant que leur contenu, réservé aux « esprits ouverts » pouvait heurter la sensibilité de certaines personnes. A l’écoute, expliquait le chapeau, il fallait impérativement garder en tête le fait que l’époque n’avait pas pas encore été marquée par les affaires de pédophilie qui allaient horrifier la France quelques années plus tard. La présence de cet avertissement me parut étrange mais ne me rebuta pas et je me plongeai dans ces archives audio. Puisque je n’avais plus rien à lire, alors, j’allais écouter.

Vingt ans auparavant, Armand excellait manifestement déjà en matière d’écriture et ma réticence face au format radiophonique s’évanouit rapidement, d’autant plus que Fabrice, l’animateur, se révélait finalement être un personnage intéressant. Il faisait montre d’une assez bonne répartie souvent mise à profit pour taquiner ses invités. Sa voix était marquée par cet accent traînant des faubourgs parisiens aujourd’hui presque disparu, et je me l’imaginais comme un ancien loubard toujours revêtu d’un perfecto de cuir noir et de bottes de motard.

Les enregistrements s’étalaient sur plusieurs années au rythme de quelques-uns par semaine et en les entendant dans l’ordre chronologique, on était témoin de l’évolution de la relation entre Armand et Fabrice. Entré dans l’émission en parfait inconnu, mon ami imposa assez vite le respect aux autres participants grâce à la qualité de ses textes, et il devint au bout de quelques mois l’un des personnages majeurs de «Fabrice c’est la Nuit».

La plupart des interventions d’Armand étaient clôturées par un éloge enthousiaste de Fabrice, qui lui prédisait de temps à autre une brillante destinée dans la littérature. Il savait aussi être mordant et aimait taquiner Armand au sujet de son manque de succès avec les femmes. « Avec les gonzesses, ça sera sûrement la lose toute ta vie, mais au moins, tu as du talent et tu iras loin », lui avait-il dit. Un peu piqué au vif malgré les compliments de l’animateur, Armand avait usé quinze ans plus tard de son droit de réponse, en rédigeant un paragraphe dans lequel il expliquait que Fabrice avait eu tout faux : non seulement sa carrière d’écrivain n’avait jamais connu le succès fulgurant que l’on attendait d’elle, mais en plus, sa vie amoureuse trépidante, en grande partie grâce au succès de la radio, lui avait permis de se constituer un tableau de chasse bien rempli, et il avait accumulé à ce jour probablement bien plus de conquêtes que Fabrice lui-même.

J’étais naïve, et n’ayant aucune raison de douter de cette affirmation, je crus Armand sur parole. Je fus également stupide, car l’étalage d’un tel succès amoureux fit naître en moi une pointe d’intérêt envers lui. S’il est si apprécié, me disais-je un peu inconsciemment, c’est sans doute qu’il s’agit de quelqu’un de séduisant, ou, du moins, de charismatique. Ceci, ajouté à son talent bel et bien réel et à l’intelligence que je lui attribuais – rétrospectivement, à tort – contribua à me pousser vers lui malgré mon absence totale d’attirance physique.

Je connaissais pourtant cette stratégie des séducteurs, qui consiste à exagérer son succès pour sembler plus désirable, mais Armand n’avait ni l’âge, ni le style d’un dragueur de rue, et je me fis avoir bêtement. J’appris avec le recul qu’il transformait de simples baisers en relations de plusieurs mois, et les relations de plusieurs mois en couples de plusieurs années. Ce texte de défense était un premier mensonge, auquel tant d’autres allaient bientôt s’ajouter.

 

V – 4

V – 4

Je passai un été assez agréable dans ma maison familiale à la campagne. Je dormis dans le jardin, y dévorai quelques romans de George R. R. Martin à plat ventre dans l’herbe et arpentai les bois avec mon père et son détecteur en quête de vieilles pièces de monnaie et de boucles de ceinture médiévales. Lorsque mon séjour toucha à sa fin, je fus prise d’une tristesse inextinguible à la vue de la silhouette paternelle qui s’éloignait depuis la cabine du train où j’étais assise. Il s’était beaucoup tassé ces dernières années, et le voir dépossédé de sa force me faisait une impression étrange. J’avais à ce moment la sensation qu’il ne me restait plus beaucoup de temps à vivre avec lui et cela me brisait le cœur. L’apercevoir à travers la vitre sans pouvoir lui parler me replongeait des années en arrière dans la cour de l’école maternelle où j’étais cloîtrée quotidiennement et où, parfois, je le voyais passer derrière la grille lors de l’un de ses jours de repos. Il était là, accessible, et pourtant, inéluctablement, il lui fallait repartir et me laisser livrée à mon sort parmi des enfants inconnus pendant ce qui me paraissait être une éternité. Tout cela représentait à mes yeux un gâchis énorme. Sa venue faisait systématiquement couler un torrent de larmes, et ce jour-là, dans le train, je ne pus me contenir qu’à grand-peine, libérant des sanglots abondants dès que me retrouvai entre les murs de ma chambre parisienne.

Puis je dus reprendre le chemin de l’école. J’entamais un Master de sciences de l’éducation. Suite à l’abandon de mes études d’informatique, pour lesquelles je ne me sentais pas assez compétente, j’avais décidé de me diriger vers le professorat. C’était là, me disais-je, un métier utile, l’un des rares à pouvoir être réellement intéressants. J’avais moi-même beaucoup aimé l’école, en dehors des premières années durant lesquelles je m’étais ennuyée à mourir à cause de mon avance en lecture. Certains enseignants m’inspiraient et j’avais envie, à mon tour, de consacrer mon énergie à une classe afin de donner à des élèves le goût d’apprendre, entre autres clichés idéalistes.

J’avais dû choisir une licence, n’importe laquelle, et j’avais opté pour les Lettres Modernes car c’était la voie qui paraissait pouvoir m’offrir les meilleurs résultats en échange d’un minimum d’efforts. De fait, malgré mon absentéisme chronique qui venait compenser deux années de travail intensif sans vacances ni week-ends à Technext, j’avais réussi tous mes partiels, dissertant sur des livres que je n’avais pas lus, ingurgitant en quelques heures six mois de cours de stylistique ou linguistique et me reposant sur mes acquis et ma logique pour beaucoup d’examens. J’avais pris goût à ces longues plages de temps libre mais j’étais consciente que ma liberté touchait à sa fin et qu’il me fallait à présent reprendre un rythme plus traditionnel.

Par ailleurs, mon passage en Master entraînant l’arrivée de nouvelles fréquentations, je décidai qu’il s’agissait là de l’occasion idéale pour entamer le changement de mode de vie qui me tentait depuis plusieurs années déjà : le végétarisme. J’avais beaucoup réduit ma consommation de viande au cours des derniers mois et je ne mangeais plus que du poisson et un peu de volaille, mais mes lectures m’avaient fait prendre conscience de toutes les conséquences néfastes qu’entraînaient la pêche et l’élevage en terme de souffrance animale, d’écologie et de santé publique. Sans chercher à devenir un modèle de moralité, je souhaitais cesser de participer au problème et je ne voulais plus financer par mes achats la mise à mort d’individus sensibles. Cette décision me coûtait un peu car elle me forçait à renoncer à certains mets que j’appréciais, mais en pesant le pour et le contre, j’avais conclu que la cause méritait bien ce léger effort de ma part, ce petit renoncement à mon plaisir égoïste. Je n’aurais pas aimé être abattue comme on abat les animaux d’élevage et l’éthique de réciprocité me poussait donc à consentir à cette modeste privation alimentaire.

Je suivis les premiers cours de l’ESPE avec beaucoup de sérieux, n’en manquant aucun, même les facultatifs. Mais, dès le début, j’avais l’impression frustrante que la majeure partie des leçons dispensées représentait une vraie perte de temps. Le cérémonial d’installation en classe, le récapitulatif des séances précédentes, la longue introduction durant laquelle nous n’apprenions rien, les interminables parenthèses disséminées tout au long du cours, tout cela jumelé au débit de parole de l’enseignant toujours trop poussif à mon goût m’incitait à me dire que ma présence sur les bancs de l’université était une contrainte superflue. Mon énergie, me disais-je, serait mieux employée si j’étudiais moi-même dans un manuel les notions qui me font défaut. Depuis mon passage par Technext et sa pédagogie fondée sur l’autonomie, j’étais devenue extrêmement impatiente en terme d’apprentissage. Je trouvais absurde de devoir attendre des heures afin d’espérer entendre passer quelques phrases vaguement importantes pour le concours. Mais, comme à chaque rentrée, j’étais pleine d’ambition et de bonnes résolutions et mon assiduité ne faiblit pas les premières semaines.

Je m’étais vaguement rapprochée de deux camarades, Estelle et Alexia. La première était une jeune fille polie et très introvertie. La seconde, dynamique et enthousiaste, jouait comme moi à des jeux vidéos et cela me fournissait un sujet de conversation intarissable. Mais, un jour, en amphithéâtre, alors que je prenais des notes assise à côté d’elles, elles eurent un échange qui me stupéfia.

« L’an dernier, dit Alexia, j’avais un prof qui portait des sacs à main ! Mais des sacs à main de meuf ! de meuf !

– Il devait être homo, répondit Estelle en pouffant. Moi, je les appelle les dégénérés. »

J’ai honte, aujourd’hui, de ne pas m’être levée immédiatement pour aller ostensiblement m’asseoir ailleurs. Si je revivais une telle scène aujourd’hui, je crois que je lancerais à ces deux imbéciles quelque provocation salace, me faisant passer pour une lesbienne pleine de lubricité à leur endroit. Mais au lieu de ça, je restai muette de stupeur et n’intervins pas. Je m’étais volontairement coupée de tout contact humain ces trois dernières années, ne parlant à personne d’autre que mon compagnon et ma famille proche, et mon retour à la civilisation s’avérait finalement être une expédition au sein d’une meute de bêtes primitives. Dire que ces deux femmes aspiraient à devenir enseignantes ! Elles avaient échangé leurs abjections homophobes sans pudeur, comme s’il était entendu que c’était là un avis communément partagé et, de fait, par chance – ou par banalité d’opinion – toutes deux s’entendaient merveilleusement sur le sujet.

Cet incident ne me redonna pas foi en l’espèce humaine, et ma vision de l’avenir, déjà pessimiste, s’en retrouva encore assombrie : la marche de notre société vers le progrès social n’était décidément pas garantie. A partir de ce jour, ma présence en cours se fit de plus en plus irrégulière, et je m’éloignai radicalement d’elles ainsi que de tous mes autres camarades de promotion pour me mettre à réviser le concours de professorat des écoles seule, chez moi, avec quatre gros manuels dont la compagnie m’était décidément plus agréable que celle de mes collègues.

V – 3

V – 3

Paris, avril 2016
Paris, avril 2016

La demande d’Armand faisait suite à une période de plusieurs mois durant laquelle lui et moi n’avions que très peu échangé, du moins en privé. Pour ma part, je me contentais de lire de temps à autre les publications de l’intéressé apparaissant dans mon fil d’actualités lorsqu’elles éveillaient ma curiosité. Au fil du temps, de texte en texte, j’étais parvenue à faire émerger un portrait un peu plus tangible de cet homme de lettres. Assurément brillant, sensible et cultivé, il avait développé une misanthropie et un goût pour la solitude dans lesquels je m’étais reconnue de prime abord. Cette aversion pour la foule, la liesse populaire et les mondanités hypocrites étant trop rare pour être comprise par beaucoup de mes contemporains, elle fit naître chez moi une forme d’estime compatissante qui me poussa à ce moment à me sentir un peu plus proche de lui. 

Sur le plan politique, son profil était atypique mais ses idées semblaient correspondre aux miennes : il se prétendait homme de gauche, féministe, libertaire et plutôt anticlérical, se décrivant comme un être à mi-chemin entre le dandy et le hippie, figures qui m’inspiraient, chacune à leur manière. Il avait l’air doté d’une très grande indépendance d’esprit, faisant complètement fi de l’opinion des autres à son égard, et de toute la description qui précède, ce dernier point me paraît aujourd’hui être le seul véridique, sa misanthropie mise à part – bien que j’en ignorasse alors tous les aboutissants, à commencer par l’égoïsme inouï qu’elle engendrait chez lui.

Lorsque je découvris qu’Armand était âgé d’une quarantaine d’années, cela acheva de m’intimider. Avant de le rencontrer pour lui remettre ma Madone, je jetai un coup d’œil aux photos de sa galerie, afin de le reconnaître lorsque je le croiserais dans la rue. Tous les clichés étaient sombres ou d’une qualité discutable car pris à la webcam mais d’après ce que je pouvais en voir, l’homme ne semblait pas particulièrement laid. Malgré son âge, son visage n’était pas marqué par les rides et ses cheveux noirs bouclés lui descendant jusqu’aux épaules, formant autour de lui une masse d’un volume imposant qui pouvait être le gage d’une assez bonne santé. Dans ses billets, il rappelait à intervalles réguliers la crainte que suscitaient parfois sa « haute taille » et sa « carrure de rugbyman » parmi les petites gens qui nourrissaient envers lui des velléités de bagarre, bien vite refoulées lorsqu’il quittait sa chaise pour se dresser de toute sa stature devant eux.

A cette époque, et je tiens à le préciser, je n’avais en tête aucun projet de rapprochement, ni amical, ni amoureux. L’idée ne m’avait d’ailleurs jamais effleuré l’esprit, et si quelqu’un me l’avait suggérée, je l’aurais trouvée absurde tant il me semblait que lui et moi n’évoluions pas dans le même monde. J’aurais été absolument certaine par ailleurs que lui-même ne me prêtait à juste titre aucun intérêt – il ne me connaissait pas, nous n’avions échangé que de rares banalités, et il avait seulement pu me voir par l’intermédiaire de quelques photos et vidéos. Ma relation avec celui qui sera malgré moi le héros de cette histoire n’était que celle d’une lointaine admiratrice souhaitant s’effacer tant que possible afin de laisser un auteur estimé composer en paix.

Le soir de la remise du livre, je n’avais donc pas prévu de m’attarder plus que nécessaire auprès de lui, et ma principale pensée était destinée à mes placards vides qu’il me fallait remplir avant la fermeture du magasin. Je signalai à mon compagnon de l’époque que je partais un peu en avance afin de donner le livre à une personne m’attendant plus bas et qu’il disposait donc de quelques minutes supplémentaires pour se préparer avant de descendre me rejoindre.

Lorsque je franchis la lourde porte cochère donnant sur la rue, je jetai un coup d’œil autour de moi et aperçus un gros homme affalé contre une gouttière sans le moindre embarras pour les traces d’urine de chien qui auraient pu salir ses vêtements. Me voyant, il se redressa et afficha un sourire poli. En m’approchant pour le saluer, je me fis la réflexion – certes indélicate, mais nous n’avons de contrôle que sur nos actions, pas sur nos pensées – que les photos des profils Internet pouvaient décidément être bien trompeuses. En fait de rugbyman, c’était un obèse qui s’avançait lourdement vers moi. Sa large face rougeaude était ornée d’une paire de petites lunettes usées et ses joues étaient couvertes de zones de peau desquamée. Je me souviens en particulier de son nez constellé de points noirs : je n’en avais jamais vu d’aussi mûrs. Ils étaient tellement remplis que beaucoup, noircis par l’oxydation, sortaient de ses pores d’au moins un demi-millimètre telles les épines d’un porc-épic dressées face au danger.

Mais, ce qui me frappa le plus, ce fut lorsqu’il ouvrit la bouche pour me parler. Une haleine répugnante vint heurter mes narines et la puanteur fut telle qu’une photographie mentale de cet instant resta gravée pour toujours dans ma mémoire. Je revois parfaitement son visage penché vers moi, l’œil inquiet et la bouche éternellement ouverte, long tunnel noir au bout duquel je pouvais voir pendre, absurdement, sa glotte rosâtre. Immédiatement, frappée par la pestilence de son souffle, je pris la décision de ne plus respirer par le nez face à lui, et je tins ma résolution jusqu’au dernier jour où je le vis, presque deux ans plus tard.

On pourrait penser que la description fâcheuse que je viens de faire n’est là que pour mener à bien une vengeance. Malheureusement, elle s’avère rigoureusement exacte et je la livre ici en ayant conscience du fait que ce portrait peu flatteur ne sera pas davantage glorieux pour moi, qui me suis rapprochée d’Armand bien plus que je ne l’aurais souhaité. Tout ce que je pourrai dire au sujet des défauts physiques de l’intéressé ou de ses manquements à l’hygiène rejailliront sur moi dans la mesure où je ne me suis pas, à l’époque, montrée assez déterminée pour m’en tenir éloignée. Certains me considéreront sans doute souillée par la fréquentation d’un individu à l’aspect aussi répugnant mais je tiens tout de même à m’attribuer quelque mérite dans le fait d’être parvenue à faire fi de cette apparence désavantageuse pour m’intéresser, chez cet individu à des objets que je pensais plus nobles : son intelligence et sa personnalité. La tragédie de cette histoire sera, comme le lecteur doit déjà le soupçonner, que le vernis peu appétant du corps était finalement bien plus reluisant que le caractère abominable qu’il dissimulait.

Nous échangeâmes quelques mots, je lui tendis le Dekobra, et je me préparai à tourner les talons, lorsqu’il demanda :

« Tu ne veux pas que je t’offre un verre, histoire de te remercier pour le livre ? »

Cette proposition me paraissait relever de la simple politesse, de celles que les gens lancent en espérant qu’elles soient déclinées. Par ailleurs, j’avais d’autres projets plus urgents : remplir mon garde-manger. Ainsi refusai-je l’invitation en m’excusant, partagée entre la crainte de vexer mon interlocuteur et le soulagement de ne pas me retrouver coincée à devoir discuter avec un parfait inconnu, rongée par la timidité et pétrie de honte à l’idée du fossé qui nous séparait en terme de culture artistique. Ces raisons et elles seules me poussèrent à dire non : ma réaction et ma réponse auraient été absolument les mêmes si Armand s’était montré plus présentable. Nous nous dîmes donc au revoir, sans que je suspecte le moins du monde que pour l’homme qui s’était tenu en face de moi, cette histoire de remise de livre n’avait été qu’un prétexte pour me rencontrer comme il l’admettrait ensuite, et que sa proposition de verre, à mes yeux tout à fait innocente, relevait d’une stratégie visant à me m’attraper dans ses filets.

Bouffi d’orgueil et contrarié dans ses intentions, notre héros rentra ensuite chez lui pour écrire quelques messages grinçants à l’un de ses amis, du nom de Thomas. Ami qui me fournit très aimablement plusieurs années plus tard l’historique de leurs conversations, suite à sa propre rupture avec Armand. Ainsi suis-je fière de pouvoir étoffer mon récit par ces menus détails complétant ce dernier assez instructivement.

J’avais apparemment déjà fait l’objet de discussions entre les deux amis qui, ayant regardé l’une de mes vidéos, s’étaient accordés sur le fait que j’étais peut-être à leur goût. Armand annonça donc m’avoir vue. Lui aussi avait trouvé mes photos « flatteuses » en comparaison avec la réalité, et en quelques phrases, il dressa un portrait bien senti de ma personne :

« Elle est sympa, mais très rigide, très coincée, avec à la fois un côté mémère frigide et un côté lesbienne rouleuse de mécaniques. Enfin, tout un tas de petits détails qui sont assez débandants. »

Thomas rétorqua qu’il m’avait trouvée touchante sur certaines photos.

« Elle est touchante, mais difficilement consommable », conclut Armand.

Sur ces amabilités, les deux compères changèrent de sujet, et Armand et moi ne nous écrivîmes pas pendant deux mois.