V – 4

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Je passai un été assez agréable dans ma maison familiale à la campagne. Je dormis dans le jardin, y dévorai quelques romans de George R. R. Martin à plat ventre dans l’herbe et arpentai les bois avec mon père et son détecteur en quête de vieilles pièces de monnaie et de boucles de ceinture médiévales. Lorsque mon séjour toucha à sa fin, je fus prise d’une tristesse inextinguible à la vue de la silhouette paternelle qui s’éloignait depuis la cabine du train où j’étais assise. Il s’était beaucoup tassé ces dernières années, et le voir dépossédé de sa force me faisait une impression étrange. J’avais à ce moment la sensation qu’il ne me restait plus beaucoup de temps à vivre avec lui et cela me brisait le cœur. L’apercevoir à travers la vitre sans pouvoir lui parler me replongeait des années en arrière dans la cour de l’école maternelle où j’étais cloîtrée quotidiennement et où, parfois, je le voyais passer derrière la grille lors de l’un de ses jours de repos. Il était là, accessible, et pourtant, inéluctablement, il lui fallait repartir et me laisser livrée à mon sort parmi des enfants inconnus pendant ce qui me paraissait être une éternité. Tout cela représentait à mes yeux un gâchis énorme. Sa venue faisait systématiquement couler un torrent de larmes, et ce jour-là, dans le train, je ne pus me contenir qu’à grand-peine, libérant des sanglots abondants dès que me retrouvai entre les murs de ma chambre parisienne.

Puis je dus reprendre le chemin de l’école. J’entamais un Master de sciences de l’éducation. Suite à l’abandon de mes études d’informatique, pour lesquelles je ne me sentais pas assez compétente, j’avais décidé de me diriger vers le professorat. C’était là, me disais-je, un métier utile, l’un des rares à pouvoir être réellement intéressants. J’avais moi-même beaucoup aimé l’école, en dehors des premières années durant lesquelles je m’étais ennuyée à mourir à cause de mon avance en lecture. Certains enseignants m’inspiraient et j’avais envie, à mon tour, de consacrer mon énergie à une classe afin de donner à des élèves le goût d’apprendre, entre autres clichés idéalistes.

J’avais dû choisir une licence, n’importe laquelle, et j’avais opté pour les Lettres Modernes car c’était la voie qui paraissait pouvoir m’offrir les meilleurs résultats en échange d’un minimum d’efforts. De fait, malgré mon absentéisme chronique qui venait compenser deux années de travail intensif sans vacances ni week-ends à Technext, j’avais réussi tous mes partiels, dissertant sur des livres que je n’avais pas lus, ingurgitant en quelques heures six mois de cours de stylistique ou linguistique et me reposant sur mes acquis et ma logique pour beaucoup d’examens. J’avais pris goût à ces longues plages de temps libre mais j’étais consciente que ma liberté touchait à sa fin et qu’il me fallait à présent reprendre un rythme plus traditionnel.

Par ailleurs, mon passage en Master entraînant l’arrivée de nouvelles fréquentations, je décidai qu’il s’agissait là de l’occasion idéale pour entamer le changement de mode de vie qui me tentait depuis plusieurs années déjà : le végétarisme. J’avais beaucoup réduit ma consommation de viande au cours des derniers mois et je ne mangeais plus que du poisson et un peu de volaille, mais mes lectures m’avaient fait prendre conscience de toutes les conséquences néfastes qu’entraînaient la pêche et l’élevage en terme de souffrance animale, d’écologie et de santé publique. Sans chercher à devenir un modèle de moralité, je souhaitais cesser de participer au problème et je ne voulais plus financer par mes achats la mise à mort d’individus sensibles. Cette décision me coûtait un peu car elle me forçait à renoncer à certains mets que j’appréciais, mais en pesant le pour et le contre, j’avais conclu que la cause méritait bien ce léger effort de ma part, ce petit renoncement à mon plaisir égoïste. Je n’aurais pas aimé être abattue comme on abat les animaux d’élevage et l’éthique de réciprocité me poussait donc à consentir à cette modeste privation alimentaire.

Je suivis les premiers cours de l’ESPE avec beaucoup de sérieux, n’en manquant aucun, même les facultatifs. Mais, dès le début, j’avais l’impression frustrante que la majeure partie des leçons dispensées représentait une vraie perte de temps. Le cérémonial d’installation en classe, le récapitulatif des séances précédentes, la longue introduction durant laquelle nous n’apprenions rien, les interminables parenthèses disséminées tout au long du cours, tout cela jumelé au débit de parole de l’enseignant toujours trop poussif à mon goût m’incitait à me dire que ma présence sur les bancs de l’université était une contrainte superflue. Mon énergie, me disais-je, serait mieux employée si j’étudiais moi-même dans un manuel les notions qui me font défaut. Depuis mon passage par Technext et sa pédagogie fondée sur l’autonomie, j’étais devenue extrêmement impatiente en terme d’apprentissage. Je trouvais absurde de devoir attendre des heures afin d’espérer entendre passer quelques phrases vaguement importantes pour le concours. Mais, comme à chaque rentrée, j’étais pleine d’ambition et de bonnes résolutions et mon assiduité ne faiblit pas les premières semaines.

Je m’étais vaguement rapprochée de deux camarades, Estelle et Alexia. La première était une jeune fille polie et très introvertie. La seconde, dynamique et enthousiaste, jouait comme moi à des jeux vidéos et cela me fournissait un sujet de conversation intarissable. Mais, un jour, en amphithéâtre, alors que je prenais des notes assise à côté d’elles, elles eurent un échange qui me stupéfia.

« L’an dernier, dit Alexia, j’avais un prof qui portait des sacs à main ! Mais des sacs à main de meuf ! de meuf !

– Il devait être homo, répondit Estelle en pouffant. Moi, je les appelle les dégénérés. »

J’ai honte, aujourd’hui, de ne pas m’être levée immédiatement pour aller ostensiblement m’asseoir ailleurs. Si je revivais une telle scène aujourd’hui, je crois que je lancerais à ces deux imbéciles quelque provocation salace, me faisant passer pour une lesbienne pleine de lubricité à leur endroit. Mais au lieu de ça, je restai muette de stupeur et n’intervins pas. Je m’étais volontairement coupée de tout contact humain ces trois dernières années, ne parlant à personne d’autre que mon compagnon et ma famille proche, et mon retour à la civilisation s’avérait finalement être une expédition au sein d’une meute de bêtes primitives. Dire que ces deux femmes aspiraient à devenir enseignantes ! Elles avaient échangé leurs abjections homophobes sans pudeur, comme s’il était entendu que c’était là un avis communément partagé et, de fait, par chance – ou par banalité d’opinion – toutes deux s’entendaient merveilleusement sur le sujet.

Cet incident ne me redonna pas foi en l’espèce humaine, et ma vision de l’avenir, déjà pessimiste, s’en retrouva encore assombrie : la marche de notre société vers le progrès social n’était décidément pas garantie. A partir de ce jour, ma présence en cours se fit de plus en plus irrégulière, et je m’éloignai radicalement d’elles ainsi que de tous mes autres camarades de promotion pour me mettre à réviser le concours de professorat des écoles seule, chez moi, avec quatre gros manuels dont la compagnie m’était décidément plus agréable que celle de mes collègues.

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