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Catégorie : Herbier de vie

V – 2

V – 2

Nous étions aux alentours de la fin du printemps 2014. Je venais de valider ma troisième et dernière année de licence de Lettres Modernes et disposais par conséquent d’au moins trois mois de temps libre que j’espérais occuper par un séjour familial dans l’Allier, comme je l’avais fait l’été précédent. En attendant l’invitation promise par mon oncle et ma tante, j’occupais en grande partie mes journées en lisant des articles sur Internet. L’un des thèmes auxquels je m’intéressais alors était celui du minimalisme, et j’avais commencé à entreprendre dans ma chambre une grande purge afin de me débarrasser de tous les objets inutiles qui l’encombraient. J’avais d’abord fait disparaître les bibelots attirant la poussière sur mes étagères, puis je m’étais attaquée à tout le reste : cours périmés, câbles inutiles, stylos à sec, vêtements jamais portés… Mes meubles se vidèrent les uns après les autres jusqu’au jour où ma bibliothèque constitua le dernier bastion de résistance.

J’avais quelques scrupules à me séparer de mes livres, mais à bien y réfléchir, tout conserver n’avait aucun sens. L’espérance de vie humaine étant trop courte pour offrir à quiconque la possibilité de compulser l’intégralité des textes existant sur cette Terre, il fallait opérer des choix. Me replonger dans des œuvres déjà connues et peu appréciées était une perte de temps impliquant le sacrifice d’une nouvelle lecture potentiellement plus intéressante. Pourquoi, alors, au prix du mètre carré parisien, acceptais-je rogner sur le peu d’espace dont je disposais pour stocker des kilos de papier inutiles ?

Par ailleurs, à bien y réfléchir, mon ego n’était-il pas à la source de mes réticences ? Ne prenais-je pas un plaisir vaniteux à étaler comme des trophées aux yeux de tous ces épais ouvrages achevés à force de patience ? Si telles étaient mes motivations inconscientes, il était beaucoup plus sain, songeais-je alors, que je me débarrasse de ma bibliothèque : en me sachant privée de la béquille que constituait ma collection, je serais obligée de me montrer plus attentive à mes lectures, de tâcher de m’en souvenir plus précisément et de mieux les comprendre; bref : j’allais devoir me cultiver davantage et ma valeur, en tant que personne ne découlerait plus d’une bête accumulation d’objets qui n’étaient finalement que des gages d’intelligence illusoires.

Forte de cette réflexion, je vendis à cette période plusieurs collections de mangas dont je tirai un bon prix. Mes échanges avec les acheteurs furent toujours expéditifs – ce détail aura son importance par la suite. Un soir, je pris en photo une vingtaine de livres que je consentais à offrir et je les postai dans un album sur Facebook. Sur l’un des clichés figurait un ouvrage que j’avais pioché sans grande conviction, à peu près sûre qu’il n’intéresserait personne : c’était une édition jaunie datant des années 1950 d’un roman de Maurice Dekobra, La Madone Des Sleepings. Adolescente, je l’avais entamé durant des vacances scolaires dans ma maison de campagne, la disette de lecture ayant poussé ma main à s’aventurer dans les fonds de cartons d’un grenier glacial. Pour une raison ou une autre, le roman m’avait plu, et mon séjour s’achevant, je l’avais ramené jusqu’à Paris afin de le terminer. Depuis plus de dix ans, il traînait dans ma bibliothèque, et, si je n’en gardais aucun souvenir, l’envie de le relire ne me travaillait pas particulièrement : ainsi avait-il rejoint la pile de dons que j’avais commencé à ériger.

Contre toute attente, l’un de mes amis se manifesta le soir même dans les commentaires, se disant intéressé par ma Madone. Cette personne, c’était Armand. Un peu inquiète à l’idée de croiser cet homme qui m’impressionnait vaguement mais soulagée par la faible durée de mes précédentes ventes (qui signifiait, le croyais-je, que je n’allais pas avoir cette fois non plus à m’épancher beaucoup pour me débarrasser de mon Dekobra), j’acceptai de donner rendez-vous à l’intéressé quand je serais à nouveau de passage dans son quartier.

Je me demande aujourd’hui à quel point les choses se seraient passées différemment si je n’avais jamais proposé ce livre sur mon mur. Ma vie n’aurait assurément pas été la même sans cela, et bien que la contribution d’Armand à mon bonheur actuel soit très indirecte et se soit faite malgré lui, je peux me dire heureuse, quatre ans plus tard, d’avoir croisé sa route, quitte à avoir dû traverser les nombreuses embûches qu’il aura mises sur la mienne.

 

 

V – 1.

V – 1.

Je dénichai le profil d’Armand aux alentours de la fin de l’année 2013, ou peut-être le début de 2014. Alors étudiante en lettres appréciant la littérature, j’avais été séduite par sa prose, relayée régulièrement sur Facebook par un ami commun.

Parmi le vivier d’individus dont j’avais croisé la route sur Internet, seuls quelques-uns s’étaient jusqu’ici montrés capables de s’exprimer correctement. Armand en faisait partie et je m’en étonnai, considérant que ses écrits surpassaient en qualité ceux que l’on pouvait trouver dans de nombreux ouvrages ayant franchi l’étape de la publication. Il abordait divers sujets, de la musique aux livres anciens en passant par des billets plus autobiographiques qui relataient ses amours passées ou offraient à ses lecteurs d’hilarantes anecdotes tirées de son quotidien. Son style était fluide, son vocabulaire riche et sa grammaire excellente, mais non content d’exceller sur la forme, Armand savait aussi faire preuve d’un humour et d’une répartie qui m’impressionnaient, moi qui avais toujours été trop nerveuse en société pour que de tels mots d’esprit me viennent aussi spontanément.

Armand publiait sur sa page depuis plusieurs années. D’abord, je n’y fis qu’un rapide passage, trop intimidée par ce personnage que je voyais déjà devenir un écrivain renommé – ce n’était assurément qu’une question de mois. Mais loin de m’attirer à lui, cette destinée que je lui prédisais me maintint plutôt à distance : viscéralement rebutée par l’esprit de compétition, je n’avais pas la moindre envie de devoir me battre pour conserver ma place auprès de quiconque au moment où cette personne, devenue célèbre, se ferait courtiser par une foule d’admirateurs fraîchement débarqués. Par ailleurs, mon dégoût de moi-même me poussait à considérer que ma présence aux côtés d’un artiste en phase de création constituait un parasitisme  nuisible à son travail. Je n’avais en effet rien d’intéressant à apporter à personne et je devais donc œuvrer pour que mon existence passe autant que possible inaperçue.

Je m’abstins donc de rédiger le moindre commentaire sur son mur ce soir-là mais lui témoignai mon admiration pour ses textes en likant discrètement ceux que j’avais le plus appréciés. Je quittai sa page en me promettant d’acheter le roman qu’il publierait selon ses dires bientôt, assurée que sa lecture constituerait une agréable expérience.

De nombreuses notifications m’attendaient le lendemain matin, et je fus stupéfaite de voir qu’elles venaient de lui. Cet homme bientôt illustre était venu sur mon profil pour y commenter plusieurs de mes photos. Son invitation à devenir amis suivit rapidement et je ressentis immédiatement une boule au ventre : Armand faisait erreur, j’étais indigne de figurer parmi ses contacts et il finirait bien par s’en rendre compte un jour ; tout cela résultat probablement d’un malentendu dont je ne parvenais pas à identifier l’origine. Cependant, je ne pouvais pas non plus justifier mon refus en lui opposant mes motivations réelles : ces dernières prenaient racine en mon manque d’estime de moi, si profond, si anormal qu’elles auraient pu sembler hypocrites à quelqu’un ne me connaissant pas. Je ne voulais pas donner l’impression de chercher à ce que l’on me rassure ou me complimente, aussi me tus-je et acceptai son offre.

 

 

V – Introduction

V – Introduction

Introduction

V – 1 – Hiver 2014

V – 2 – Printemps 2014

V – 3 – 27 juin 2014

V – 4 – Août & Septembre 2014

V – 5 – Septembre 2014

V – ? – Août 2016


Les années qui suivirent furent le théâtre de deux histoires imbriquées que je relaterai ici, chacune étant à sa manière le récit d’un lent naufrage pourtant anticipable. La première traitera de ma relation chaotique avec un individu fort peu recommandable, la seconde de l’échec de mon ambition professorale.

La personne dont je souhaiterais parler se révélant être un an et demi après notre rupture encore fort prolixe à mon sujet, je profiterai de cette partie du récit pour porter ma propre vision des choses à la connaissance de ceux qui n’ont jusqu’ici pu entendre qu’une version des faits fournie par mon ex-ami, narrateur particulièrement indigne de confiance.

Je ne chercherai pas à romancer les faits au nom d’une bien commode licence littéraire. Je tâcherai de me montrer honnête en relatant aussi bien mes mérites que mes erreurs – car il y en a eu, mais pas forcément celles que l’on m’impute.

Enfin,  bien que je ne puisse pas l’empêcher, j’aimerais que celles et ceux qui connaissent la personne dont il est question ne lui communiquent pas l’adresse de ce site, ou, au moins, qu’ils se gardent de le faire tant que ce récit ne sera pas achevé. Je pense qu’il est nécessaire que mes éventuels lecteurs aient accès à une vision globale des événements avant de prendre une décision qui, sans doute, attisera chez lui des velléités de vengeance. En effet, ma défense face à ses calomnies, bien que tardive et discrète, pourrait lui sembler inadmissible dans la mesure où elle fera ombrage à sa réécriture des faits. Ses mensonges grossiers, martelés frénétiquement auprès de son entourage depuis une vingtaine de mois, risqueront d’être mis à mal provoquant par là même la dégradation de l’image enjolivée que ses lecteurs se faisaient de lui.

J’ai précieusement conservé au cours de ma relation avec lui, un grand nombre de traces écrites sur lesquelles je m’appuierai afin de rendre ce récit le plus fiable et le plus précis possible. À ceux dont l’opinion m’importe, je vous encourage, si le moindre doute sur l’objectivité de ma version des fait vous habite, à me réclamer une copie de ces échanges.

Bonne lecture.

I. 0 – Introduction

I. 0 – Introduction

Fougère
Larcy, été 2016

Octobre 2016.

Ma mère aimait collecter les traces des vies passées. À l’époque de la restauration de la maison, elle examinait chacune des tuiles moussues récupérées sur le toit avant de se débarrasser des plus abîmées. Elle me conviait ensuite à admirer ses trouvailles et faisait défiler sous mes yeux toutes les plaques de terre cuite marquées d’une empreinte de patte de chat ou de la signature d’un ouvrier d’un autre temps. Nous tentions d’imaginer notre maison à cette époque-là, le quotidien de ses occupants, les pensées qui les habitaient à l’instant où ils tenaient la tuile entre leurs mains, et mon imagination m’entraînait dans des rêveries délicieuses.

Lorsque les travaux nécessitaient de creuser dans l’un de nos très anciens murs, ma mère évoquait la perspective de retrouver un message scellé depuis des siècles dans une niche entre les pierres. Je rêvais de retrouver les écrits de lointains ancêtres qui, tout en relatant leur histoire, m’auraient confié des secrets et livré des pensées dans lesquelles, je n’en doutais pas, je me serais reconnue en tout point.

Les cloisons de notre demeure n’ont hélas craché jusqu’ici que de la chaux, des ossements et des morceaux de bois. Mais si l’espoir de retrouver un message poussiéreux s’est aujourd’hui complètement évanoui, une autre envie est née de ces rêveries : je souhaite rédiger moi-même ce texte si longtemps attendu. J’en enterrerai un exemplaire quelque part sous la maison familiale et une copie restera affichée ici, livrée aux visiteurs de passage.

Ce désir me tiraille depuis plusieurs années déjà et j’avais, dès le lycée, commencé la rédaction d’un tel recueil, mais mon travail inachevé me semble avec le recul trop fragmenté et maladroit. Depuis quelques temps, j’ai commencé à fixer mes souvenirs au brouillon afin de parvenir à les ordonner et à les entremêler plus aisément. Même si ma mémoire tend à se manifester par vagues thématiques isolées, mes expériences découlent les unes des autres et il me semble désormais important d’améliorer la fluidité de mes textes. Je n’écris pas cet herbier seulement pour l’individu  qui déterrera mon message dans un ou deux siècles : je le fais aussi pour parvenir à une meilleure compréhension de moi-même, perspective qui serait compromise par un récit trop parcellaire, aux épisodes décousus.

J’ai donc mis de côté ces textes vieux de presque dix ans : j’en étais trop insatisfaite pour parvenir à les poursuivre. Je recommence donc ce travail à partir de rien, ou plutôt, en m’appuyant sur des bribes de mémoire encore plus estompées qu’auparavant, dont l’impermanence à présent tangible aura ajouté à l’urgence d’écrire ressentie ces derniers mois. Cette impatience est hâtée par des pressentiments funestes irrationnels et diffus. J’espère pouvoir trouver quelque apaisement dans l’achèvement de ce texte.

Mon herbier sera un recueil d’expériences, de sensations, d’impressions sans doute très ordinaires, mais ornées, je l’espère, des teintes qui me sont propres. Je n’ai jamais aimé les biographies que pour les atmosphères qu’elles renferment, si particulières, si étroitement liées à leur auteur, ce mélange subtil aux ingrédients familiers mais au dosage unique et étrange qui perce des lucarnes sur d’autres univers.